Sortir : Christophe Rauck vous a invitée à intégrer le collectif d’auteurs et d’artistes du Théâtre du Nord, quel sens donnez-vous à cet engagement ?

Carole Thibaut : C'est une invitation généreuse d'un artiste à un autre artiste, et c'est un engagement dans un projet artistique et politique fort, celui de Christophe Rauck, avec un gros travail sur le territoire et auprès des publics, de tous les habitants de la région. Je suis fière et honorée d'y participer.

 

Sortir : Vous avez écrit le texte que vous mettez en scène, comme c’est le cas d’ailleurs pour tous vos projets, qu’est-ce qui a été déterminant dans le choix de cette méthode de travail depuis 10ans ?

C. Thibaut : J'ai toujours écrit et je suis venue au théâtre par passion du texte. J'ai commencé par mettre en scène des grandes œuvres du répertoire et puis je me suis intéressée aux auteurs d'aujourd'hui. C'est la richesse des écritures contemporaines, la liberté de création et la formidable ouverture sur le monde d'aujourd'hui qu'elles offrent, qui m'ont décidée, il y a 10 ans, à mettre en scène mes propres textes.

 

Sortir : Si vous n’êtes pas une auteure de plateau, est-ce que votre texte évolue au fil des répétitions, ou vous restez fidèle au texte publié ?

C. Thibaut : Le texte est le plus souvent écrit avant le début des répétitions, à quelques exceptions près, notamment dans le cas de spectacles plus performatifs. Il peut subir quelques rares modifications notamment pour des questions de rythme ou pour le débarrasser de quelques scories et autres petites coquetteries d'auteur qui ne résistent pas au travail de plateau.

 

Sortir : Comment est née l’idée d’écrire Monkey Money ?

C. Thibaut : A la suite d'une visite dans les services recouvrements et contentieux d'une grande entreprise de vente de crédits à la consommation. J'ai compris ce jour là le titre du film "Violence des échanges en milieu tempéré"…

 

Sortir : Quelques éclaircissements sur le titre ?

C. Thibaut : Le titre fait référence à la "monnaie de singe", qui renvoie, dit-on, aux montreurs de singe qui au moyen-âge pouvaient payer le péage des ponts de Paris en grimaces de singes ; et aussi à ces singes d'argent, petites statuettes de trois singes qui se bouchent les yeux, les oreilles et la bouche, pour ne rien voir, rien entendre et ne pas parler… ; et aussi à cette réplique d'un des personnages de la pièce : "L'argent ça transforme n'importe quel homme en singe"

 

Sortir : Vous décrivez un monde dont les échos nous sont malheureusement familiers, avez-vous le sentiment d’avoir été rattrapée par l’actualité ?

C. Thibaut : C'est une pièce qui traite de l'actualité, de toute façon, à travers le capitalisme et le fossé qui se creuse entre les riches et les pauvres dans nos sociétés et aussi sur le plan mondial. Mais les populations fuyant la guerre et contre lesquelles on érige des murs pour qu'elles ne viennent pas "envahir" (!!) notre monde de riches, oui, cela a créé comme un autre écho terrible à l'histoire du mur et des mondes tels qu'ils sont écrits dans la pièce.

 

Sortir : Vous dénoncez dans cette pièce l’absurdité du crédit à outrance et du surendettement qui paupérise les plus pauvres dans une spirale infernale ?

C. Thibaut : C'est la base de l'histoire, l'élément déclencheur de la pièce : un homme surendetté franchit le mur qui sépare le monde des riches de celui des pauvres et vient réclamer l'effacement de sa dette au nom de la fraternité humaine. Ensuite cela ouvre sur d'autres questionnements, sur le capitalisme, le grand fossé entre riches et pauvres, mais également sur la filiation, le patriarcat, sur ce dont nous héritons…

 

Sortir : Vendre de l’argent à ceux qui n’en ont pas, c’est quand même le comble de l’arnaque ?

C. Thibaut : Oui, on peut dire ça comme ça… Mais notre société n'est basée que là-dessus : on existe si on a une "capacité de consommation" suffisante. Alors cette arnaque, puisque vous employez ce terme, s'inscrit dans une arnaque philosophique et politique bien plus grande, qui met en jeu nos vies mêmes et ce que nous faisons de ce monde.

 

Sortir : Pour écrire Monkey Money, vous avez beaucoup travaillé sur le capitalisme familial ?

C. Thibaut : Je me suis intéressée à une forme de capitalisme dont on entend peu parler : les grandes familles capitalistes entrepreneuriales. Celles-ci représentent des fortunes colossales et possèdent une part très importante de l'économie française et européenne. Elles sont issues de la bourgeoisie catholique et "sociale", née à la fin du 19ème siècle, sure de son bon droit et de "faire le bien" et qui en même temps trouve tous les moyens d'échapper au fisc. On croit que l'économie d'aujourd'hui se résume à un capitalisme boursier anonyme, constitué de fonds de pensions et mené par des traders irresponsables ... On oublie que la majorité des grandes enseignes en France appartiennent à des grandes familles et à des grands patrons clairement identifiés.

 

Sortir : Quels sont les auteurs que vous avez lus avant d’écrire Monkey Money ?

C. Thibaut : J'ai lu des essais sur l'économie et vu pas mal de documentaires aussi. Et puis je me suis tournée vers les grands romanciers du 19ème siècle, afin de me donner le souffle nécessaire face à l'aridité et l'âpreté du sujet. Balzac, Zola, Mirbeau, qui parlent de ce capitalisme naissant au 19ème siècle, dans Les affaires sont les affaires, La Curée, La Comédie humaine, …, et aussi Hugo, qui transcende ses peintures les plus sombres de la misère par une tendresse humaine, une foi quasi mystique en l'homme.

 

Sortir : Que se passera t-il sur la scène ?

C. Thibaut : Il y a des femmes et des hommes qui se débattent au milieu de leurs contradictions intimes, leurs déterminismes sociaux, leur mauvaise foi, leurs petits mensonges à eux mêmes et aux autres. C'es l'histoire d'une société, imaginaire, au milieu de laquelle se dresse un mur, qui sépare le monde des riches et le monde des pauvres. Et un jour un homme, appelé L'Homme, franchit ce mur et va venir marquer le début de l'effritement de ce mur, entrainant le personnage de K, l'héritière du Vieux Grand Directeur de Tout, bien loin de ses origines…

 

Sortir : Votre héros est une héroïne, c’est important que ce soit une femme pour parler de la folie du capitalisme ?

C. Thibaut : Il n'y a pas vraiment de héros ou de héroïne dans la pièce, mais le personnage dont on suit le parcours, oui, est une femme. C'est dû au fait, je pense, que je suis une femme, et donc je m'identifie plus naturellement à un personnage féminin. Cela se remarque parce que la plupart des pièces jouées sur les scènes sont écrites par des hommes et mettent donc en scène des hommes en personnages principaux. Ce qui donne une vision du monde au théâtre quelque peu… tronquée, à mon sens. Que K soit une femme permet de questionner l'héritage symbolique dont les filles sont souvent écartées, au profit de fils de substitution comme ici. Aujourd'hui, après avoir écrit cette pièce, je pense que le capitalisme est un système profondément patriarcal, qui repose sur un passage de l'héritage à son "pareil".

 

Sortir : Vous situez votre action dans un call center, est-ce le lieu le plus représentatif de l’esclavage contemporain du travail ?

C. Thibaut : Le projet de la pièce est né après une immersion dans un call center. De fait aujourd'hui, à ce stade du travail, toute notion de call center a disparu du spectacle. Cependant pour avoir travaillé récemment sur l'histoire des ouvrières de Lejaby, je peux dire que le call center est le lieu faussement cool d'une sorte d'esclavage contemporain du travail, quand les ateliers de couture ou les usines en sont un lieu représentatif d'une autre sorte…

 

Sortir : L’amour, la solidarité, ça existe encore ?

C. Thibaut : Oui, et nous le voyons tous les jours, et en ce moment notamment avec les formidables engagements de simples citoyen-ne-s qui choisissent de ne pas miser sur l'indifférence et tentent de venir en aide autant qu'ils le peuvent aux réfugié-e-s, au nom de la solidarité et de la fraternité humaine. Ces citoyen-ne-s existent, ils sont bien plus nombreux qu'on ne le pense, mais ils ne semblent pas intéresser les médias, comme si l'odeur de la merde et de la vulgarité était plus "vendeuse".

 

Sortir : Vous en appelez à la responsabilité de chacun face au dérapage du système, le théâtre est-il le meilleur endroit pour le faire ?

C. Thibaut : Je n'en appelle à rien du tout. Le théâtre est l'endroit de l'humain. C'est en racontant des histoires auxquelles les gens peuvent s'identifier, en tant qu'humains face à une expérience humaine, que cela peut peut-être créer des questionnements, des remises en cause, des prises de conscience intimes. Mais cela ne me regarde pas, cela regarde chacune et chacun, en son for intérieur.

 

Sortir : Dans Monkey Money, il y a une part d’humour malgré le drame sous-jacent ?

Carole Thibaut : Oh oui, car l'humain est forcément drôle, il est plein de contradictions, de non dits, de petits mensonges, de choses ridicules et touchantes qu'on devine alors même que le personnage continue à asséner des évidences auxquelles il s'accroche malgré tout, quand tout tangue autour de lui. Dès qu'on prend un peu de recul on ne peut que rire aussi de l'absurdité de certaines choses qui nous paraissent si importantes pourtant en temps normal.

 

Sortir : Sur quels critères avez-vous choisi vos comédiens ?

C. Thibaut : Il n'y a pas de critères, ce sont des gens, des artistes que j'aime, dont j'aime l'humanité, ce sont des gueules, des corps, des personnalités. Ils entrent en scène et ils sont déjà un monde en soi. Et ce sont de surcroit de bons camarades. Plus je vieillis, plus cela me semble important dans le travail, le sens de camaraderie…

 

Sortir : Dans votre pièce il est question de murs, est-ce qu’ils s’intègrent dans votre scénographie ?

C. Thibaut : Oui. Mais pas de manière figurative. Vous verrez…

 

Sortir : Vous allez bientôt prendre la direction du CDN de Montluçon, comment abordez-vous cette nouvelle fonction ?

C. Thibaut : C'est pour moi une formidable possibilité d'inventer, - en lien étroit avec un territoire riche d'une histoire forte, ouvrière et paysanne, et une belle équipe d'artistes associé-e-s -, un lieu consacré à la création et à toutes les formes d'écritures d'aujourd'hui (la parole des gens, le documentaire, la fiction, le numérique, la performance, les formes transdisciplinaires), un lieu ouvert, aux artistes et à tous les publics, jeunes, vieux, riches, pauvres, étrangers, français, femmes, hommes et même, oui, sans sexes définis…!